Autant que lors de la crise Covid-19, nous avons besoin des travailleurs de première ligne, des travailleurs du commerce de détail, des travailleurs agricoles, des ouvriers des usines de l’agro-alimentaire, des salariés de tout le secteur de la santé. C’est grâce à eux que notre société fonctionne. Il est donc juste et responsable de créer de bons emplois pour ceux-ci, des emplois riches de sens, des emplois qui reconnaissent la valeur de leur travail.
En France, la réflexion sur la qualité de vie au travail progresse lentement et aucun changement profond ne semble envisageable, même si gouvernement et société civile commencent à se poser des questions. Les considérations sur la qualité de vie au travail restent insuffisantes, pas assez généralisées et paraissent cantonnées à quelques sociétés situées à l’avant-garde oui qui bénéficient de conditions économiques avantageuses.
Alors, peut-être pouvons-nous regarder vers les Etats-Unis où le Good Jobs Institute essaye d’aider les entreprises à prospérer en créant de bons emplois pour leurs salariés. Dans cette approche, il ne s’agit pas que d’améliorer les conditions sociales de l’emploi (le contrat, les salaires, les horaires et autres avantages sociaux), comme trop souvent nous essayons de le faire, en passant par la loi. Mais, il s’agit également d’observer, d’étudier et d’améliorer les opérations, ce qui se passe vraiment et dans quelles conditions le travail se produit.
« Un bon emploi doit offrir un bon salaire, des horaires stables, une évolution de carrière, mais il doit aussi répondre à des besoins plus importants : l’appartenance, la reconnaissance, le sens, la croissance. » Josh Howell Président de LEI
Le cercle vicieux des problèmes opérationnels
Beaucoup d’entreprises ont de gros problèmes opérationnels.
- Dans le commerce de détail, il s’agit de ruptures de stock, de problèmes d’inventaire, de problèmes de données, de magasins sales, d’un mauvais service à la clientèle.
- Dans les restaurants, ce sont les problèmes de nourriture et de qualité, les problèmes de service à la clientèle.
- Dans l’industrie manufacturière, il s’agit de la qualité, de la ponctualité, des livraisons, d’absentéisme, d’incompétence ou de coûts élevés de formation, etc.
« Le coût global du mal-être au travail est de 13 340 € par an et par salarié, 20 % de cette somme est considérée incompressible, mais les entreprises peuvent agir sur la qualité de vie au travail pour améliorer leur performance sociale. » Rapport Indice de Bien-Être au Travail (IBET) de Mozat Consulting
Lorsque qu’une entreprise fait face à de sévères problèmes opérationnels, elle ne tarde pas à avoir des problèmes avec ses clients :
- les réclamations s’empilent,
- les coûts de garanties explosent
- et à mesure que la réputation se détériore, les ventes chutent et les bénéfices aussi.
Il faut donc réduire le budget quelque part, et de nombreuses entreprises choisissent de réduire la main-d’œuvre. C’est facile à faire, ça se voit immédiatement sur le compte de résultat et ça n’impacte que diffusément sur le reste de l’entreprise.
Malheureusement, cela crée encore plus de problèmes opérationnels. Les travailleurs restant ont perdu la confiance et maintenant ils doivent porter la charge additionnelle qu’ont laissé leurs collègues. Saturés, ils ne peuvent ni analyser ni améliorer leur poste de travail, ils baissent les bras et font juste le nécessaire.
En particulier nous penserons à l’hôpital et la santé, aux commerces de détail, à la restauration, trois secteurs qui sont réputés pour leurs conditions difficiles, pour leur faible valorisation et qui font maintenant face à une vague de démissions sans précédent et au désengagement du travail.
Dans ces secteurs, l’emploi laisse souvent à désirer : mauvaise paye, faible reconnaissance, conditions pénibles, horaires hachés et travail de nuit.
Les travailleurs, de leur côté, vivent des situations personnelles difficiles, voire dramatiques. Ils ne sont pas assez payés. Ils ne peuvent pas payer leur loyer, ils ne peuvent pas réparer leur voiture. Ils n’arrivent pas à trouver une garde d’enfants stable.
Ils subissent un stress énorme. D’excellentes études montrent que des travailleurs soumis à des pressions financières, soumis au stress, changent de comportement et présentent plus de risques.
Ce sont des aides-soignantes qui font généralement preuve d’une grande empathie, mais qui lorsqu’elles sont soumises à un stress financier, ne sont pas aussi aimables avec les personnes âgées. Ce sont les chauffeurs routiers ou les livreurs qui ont plus d’accidents lorsqu’ils sont stressés.
Bref, on se retrouve dans un cercle vicieux dont il est difficile de sortir.
Il nous faut une stratégie pour créer de bons emplois
Il est temps de prendre nos responsabilités, et en Leaders responsables, de créer les conditions pour créer de bons emplois. En termes de Leadership, les dirigeants qui seront sensibles à ces considérations, peuvent s’investir d’une nouvelle mission : faire le choix d’avoir un impact positif sur le sens et sur les conditions de travail des personnes qui sont en première ligne.
Et pour obtenir toutes ces choses, il faut une stratégie, une approche cohérente pour créer de bons emplois. Elle repose sur deux piliers, un bon salaire et un bon travail.
Ouvrons les perspectives, en regardant l’emploi depuis la hiérarchie des besoins de Maslow :
- Satisfaction des besoins basiques (sécurité, protection, revenu) :
Avec la croissance récente, la pénurie de travailleurs qualifiés suite à la reprise post Covid et avec la forte inflation de 2022 et de 2023, la pression pour que les entreprises paient un meilleur salaire est de plus en plus forte.
- Satisfaction des besoins supérieurs (appartenance, reconnaissance, sens, épanouissement)
Le salaire n’est pas suffisant, il constitue la base de la transaction temps contre argent et n’apporte que peu de satisfaction en soi. Il agit peu sur la satisfaction, l’épanouissement, la réalisation de soi. Pour cela il faut changer le contenu même du travail, du « job », le rendre plus intéressant, plus créatif, plus responsable.
Il faudrait donc concevoir le travail autour des gens, autour de leurs besoins et de leurs aspirations et pas seulement autour de leurs compétences et de leur engagement au travail. Il faudrait construire l’emploi autour de ce que nous pouvions apporter aux travailleurs, à la satisfaction de leurs aspirations, plutôt que de nous concentrer uniquement sur ce qu’ils peuvent apporter à l’organisation.
« L’autonomie, l’utilité sociale, la reconnaissance, la qualité des relations… sont des dimensions essentielles du bien-être des salariés. » Rapport Indice de Bien-Être au Travail (IBET) de Mozat Consulting
Il s’agit donc, de repenser la conception de l’emploi, des opérations et du travail lui-même. Il ne s’agit pas d’un macro-ensemble de politiques vagues destinées à favoriser un changement abstrait. À cet égard, cette approche se rapproche beaucoup de la méthode “Lean” où au centre se trouve l’analyse et l’amélioration constante de ce qui est fait et de comment cela est fait.
Cela implique de bonnes opérations, une bonne expérience professionnelle, du respect et de la considération pour les personnes de la première ligne, dans tous les secteurs de l’économie et pas seulement dans l’industrie.
Par où commencer ? Par l’analyse des gaspillages du travail en lui-même
Certaines entreprises de la restauration au détail, comme chez Starbucks, ont exploré le sens de la création de « bons emplois » et ce que cela signifiait pour l’entreprise. Les conclusions idées s’appliquent à toutes les entreprises du secteur, et peuvent s’extrapoler à d’autres.
Premièrement il s’agit d’analyser les tâches des travailleurs, du cuisinier, du barista, du caissier et identifier le service et les interactions avec les clients. Le constat, maintes fois répété, est que ces entreprises génèrent des quantités faramineuses de gaspillages.
Il y a tellement de problèmes opérationnels que c’est vraiment frustrant et difficile de bien travailler dans ces environnements. Cela peut être des équipements en mauvais état, des ingrédients qui ne sont pas en stock, ou qui sont avariés. Ou alors des livraisons en retard, incomplètes, imprécises. Ou bien des collaborateurs employés à la volée, avec peu ou pas de formation et qui sont abandonnés devant les clients.
En restauration, on prépare souvent les aliments à l’avance, mais si la clientèle est moindre que prévu, il faut jeter les aliments non consommés et dans le cas contraire, il faut faire attendre les clients ou leur offrir un choix réduit. Il y a donc toutes sortes de problèmes, de difficultés, que le travailleur ne peut pas résoudre immédiatement de lui-même. Il se retrouve sous stress, pris en tenaille entre les exigences des clients qui réclament un excellent service et une hiérarchie lointaine qui regarde ailleurs. Le travailleur, sans aucun amortisseur managérial, se retrouve seul à représenter toute l’entreprise aux yeux des clients. Pour eux, il est la somme de toutes ces inefficacités et c’est avec lui que les clients explosent.
Pour s’améliorer, le leader responsable, passera beaucoup de temps avec ces collaborateurs et observera la situation depuis la perspective du travailleur. Ou mieux encore, il viendra pratiquer lui-même le contact direct avec les clients et expérimentera en première main les problèmes rencontrés.
C’est un excellent moyen pour se rendre compte des absurdités actuelles et pour stimuler le progrès.
Avec un peu de réflexion et en capturant les idées de tous, les problèmes réels peuvent être résolus, les gaspillages éliminés et peu à peu les marges restaurées. Ce rebond, ce gain, pourra être justement réparti entre salarié et entreprise afin de favoriser la stabilité des employés, sans ignorer la rémunération de l’actionnariat.
Technologies émergentes :
Selon la commission sur l’avenir du travail du MIT, avec toutes les innovations technologiques, il y a une destruction créative des emplois et un grand renouvellement, de nouveaux emplois et de nouvelles opportunités. Le problème n’est pas tant que des robots fassent des tâches pénibles, rébarbatives et à faible intérêt humain, mais bien plus que la majorité des emplois restant sont des emplois de mauvaise qualité.
Aussi, avec la diminution du chômage et avec la croissance des qualifications, la discussion sur l’avenir du travail devrait évoluer de « les robots vont prendre notre travail et nous n’aurons pas assez d’emplois » à « nous avons besoin d’emplois de qualité, utilisons la technologie pour les améliorer ».
Pour améliorer les conditions de travail et produire de bons emplois, nous pourrions aussi démystifier l’automatisation et la robotisation. Une multitudes des tâches confiées aux humains ne présentent que peu d’intérêt, sont pénibles et voire, sont dangereuses du point de vue ergonomique. Cependant la vue générale est que les machines et les systèmes automatiques détruisent de l’emploi ou qu’ils sont inapplicables car trop spécialisés.
Le concept de jidoka, utilisé par Toyota, peut venir à la rescousse : l’automatisation avec une touche humaine. L’idée est d’automatiser pour aider l’humain pas le remplacer : compenser ses faiblesses et renforcer ses points forts.
Le principe est que la technologie, l’automatisation, quelle qu’elle soit, est là pour servir le travailleur, pour travailler pour l’homme, et non pour que l’homme travaille pour elle. Ces technologies prennent en charge les tâches pénibles qui n’ont que peu d’intérêt pour les humains ou pour lesquelles l’humain est mal adapté, par exemple la détection de défaut, ou la répétition de gestes simples et rébarbatifs.
Ces automates avec une touche humaine, doivent être étudiés et développées pour compléter les talents naturels de l’homme, comme :
- résoudre des problèmes,
- libérer la créativité,
- faire preuve d’empathie envers les clients,
- fournir un service attentionné à la clientèle.
Non seulement les humains sont meilleurs que les machines pour faire cela, mais ils tirent un sentiment d’accomplissement personnel de ce type de travail.